Les volontaires de recensements, discrets mais indispensables émissaires de la biodiversité
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Le recensement est un type de volontariat assez particulier, dont on parle peu, et pourtant essentiel pour les missions de Natagora. Qui sont ces volontaires qui travaillent main dans la main avec le département Étude ? Qu'est-ce qui les motive dans ces pratiques, qui demandent une certaine abnégation et persévérance, mais offrent aussi un contact avec la nature tout particulier ?
Qu’est-ce qu’un recensement ?
Pour connaître l’état de la biodiversité, il est nécessaire d’en faire un suivi régulier et le plus exhaustif possible. L’une des plus grandes forces de Natagora est d’être soutenue par de nombreux volontaires, grâce à qui il est possible d’assurer cette présence régulière et sur la majorité du territoire francophone. Ils et elles s’impliquent d’année en année pour assurer cette veille indispensable, mais pas n’importe comment. En effet, pour avoir des données de qualité et représentatives de la réalité, les recensements doivent se faire à des périodes bien spécifiques, et impliquent des méthodes particulières en fonction des projets et des espèces.
Certains recensements se font de manière intensive et ponctuelle pour alimenter des atlas. Ces ouvrages denses et détaillés sont réalisés à 15 ou 20 ans d’intervalle et sont des projets à part entière, menés de concert par le staff et les volontaires. En reprenant la même méthodologie pour chaque édition, ils permettent de mesurer de manière intensive et exhaustive la répartition et l’état de conservation d’une catégorie d’espèces sur un même territoire, sur le temps long. Il existe ainsi des atlas ornithologiques, botaniques, des mammifères, des amphibiens, des papillons, des libellules… En Wallonie comme à Bruxelles.
D’autres recensements se font de manière récurrente tous les ans, et permettent de faire le suivi rapproché de certaines populations ciblées. Dans les deux cas, les volontaires qui y participent connaissent bien le terrain. Souvent, les mêmes personnes font les recensements sur les mêmes sites, elles ont la même manière de recenser et pourront voir l’évolution des populations d’année en année.
Pour explorer les différentes manières de recenser, nous sommes allés à la rencontre de volontaires des trois pôles chez Natagora : Aves, Raînne et Plecotus.
Plecotus, le pôle chauves-souris, s’appuie sur l’énergie de très nombreux volontaires passionnés par les chauves-souris.
A Bruxelles, où est actif le volontaire interrogé, les recensements se font en collaboration avec Bruxelles Environnement, qui a une obligation de monitoring des trois zones Natura 2000 de Bruxelles.
Pour les recensements, des protocoles très précis sont à respecter. Les activités de recensement comprennent un volet hivernal de comptage des chauves-souris dans leurs gîtes d’hibernation, et un volet de recensement par détection acoustique, en période d’activité. Plus précisément, il y a trois périodes de recensement : en mai-juin, à la sortie de l’hibernation; en juillet-août quand les femelles sont allaitantes et en septembre-octobre lorsque les jeunes sont actifs. Les accouplements se font également lors de cette période appelée Swarming ou « boîte de nuit ». Les recensements se font de nuit et commencent 30 minutes après le coucher du soleil.
Aves, pôle ornithologique, regroupe les ornithologues francophones de Belgique.
Pour les oiseaux, le pôle Aves fait appel aux volontaires pour des projets ponctuels (recherche des dortoirs de corbeaux freux ou des zones d’hivernage de bécassines, atlas des oiseaux nicheurs et hivernants…) et pour un suivi à long terme des populations d’oiseaux (recensements hivernaux des oiseaux d’eau, suivi des oiseaux communs par points d’écoute…) en Wallonie et à Bruxelles. Comme les oiseaux ne connaissent pas de frontières, Aves collabore avec les associations ornithologiques de toute l’Europe, et chaque observateur contribue donc à une connaissance locale, régionale mais aussi internationale de l’état des populations d’oiseaux. Certains recensements exigent peu de connaissances préalables, d'autres nécessitent de bien connaître tous les chants et cris des oiseaux communs pour les reconnaître même lorsqu’ils ne sont pas visibles. Dans le cadre du suivi à long terme, un même observateur effectue les mêmes comptages tous les ans, aux mêmes endroits et selon la même méthodologie, souvent durant plusieurs dizaines d’années.
Raînne, pôle herpétologique, met les amphibiens et reptiles à l'honneur
Pour les batraciens, le pôle Raînne mène des recensements annuels afin de connaître l’état de santé des populations. On recense principalement le crapaud sonneur et la rainette, toutes deux des espèces menacées qui avaient disparu en Wallonie et qui ont été réintroduites. Ce sont des espèces compliquées qui ont besoin d’évoluer dans des milieux très particuliers. Pour les crapauds sonneurs, le recensement se fait de mars à fin août dans des flaques temporaires. On les recense dans des lieux insolites comme la caserne militaire de Marche, cohabitant avec les camions des militaires. On identifie chaque individu grâce à la disposition unique de leurs tâches ventrales. Le recensement de la rainette, quant à elle, se termine plus tôt (mai). Elle est plus petite, on la voit moins, il est donc plus facile de recenser les mâles chanteurs.
Les recensements se font en petits groupes de 8 à 10 personnes, chaque personne ayant une zone précise à couvrir. Pour le camp de Marche, une cinquantaine de personnes se répartissent en sous-groupes afin de couvrir les 2800 hectares !
A la rencontre des volontaires de recensements. Pourquoi recenser c’est important ?
Le travail des volontaires qui recensent sur le terrain est un travail de complémentarité avec le travail du staff de Natagora. Ce travail de fourmi permet ensuite aux équipes d’analyser les informations récoltées pour soutenir la défense des espèces menacées. Cela permet de déceler des tendances dans les populations, de comprendre l’impact de certains virus sur certaines espèces, de suivre et monitorer la progression de certaines espèces ou au contraire, la disparition de certaines autres.
Les données des recensements sont des curseurs de biodiversité puisque tout est interconnecté.
Pour la volontaire investie dans Raînne, les batraciens sont, parmi tant d’autres, des espèces parapluie. Elles dépendent de plusieurs habitats remplissant des conditions bien spécifiques, qui sont également le refuge de nombreuses autres espèces. La protection de ces espèces passe par la sauvegarde ou la restauration de forêts et de milieux humides, et l’amélioration des connexions entre ces zones. En les protégeant, on permet ainsi la sauvegarde d'un grand nombre d'autres espèces. De plus, ces espèces sont souvent plus « charismatiques » auprès du grand public, ce qui facilite la mise en place de mesures de protection.
Pour la volontaire chez AVES, les recensements des oiseaux des jardins, qui donnent des outils au grand public pour apprendre à reconnaître les oiseaux, sont une bonne porte d’entrée pour sensibiliser le grand public. Les personnes qui participent demandent à en savoir plus, à comprendre. Une sensibilisation informelle se met ensuite en place, les personnes en parlent autour d’eux, à leurs amis, à leurs familles…
Cette volontaire bruxelloise souligne aussi l’importance des données collectées pour la protection des sites : là où un décideur politique ne voit qu’un terrain à bâtir, une friche « où il n’y a rien », le naturaliste voit un milieu pionnier où les processus naturels peuvent se dérouler, où des plantes sauvages peuvent s’installer avec tout leur cortège de pollinisateurs et autres insectes parfois rares, où les oiseaux migrateurs peuvent faire halte pour se nourrir et où les oiseaux qui font leur nid au sol peuvent trouver un coin tranquille. Il est essentiel de recenser cette biodiversité pour disposer d’arguments solides. En allant recenser en détail les espèces en présence, même les plus petites ou insignifiantes, on met la lumière sur la richesse biologique qui nous entoure, et on comprend mieux l’importance de préserver une diversité de milieux
Même s’ils et elles se sont spécialisés dans l’étude d’espèces particulières, pour tous les volontaires, c’est cette diversité qui est la plus importante. La biodiversité, c’est un tout, ce sont des relations, des processus… Les oiseaux doivent manger des insectes. Ces insectes ont besoin de plantes indigènes qu’ils connaissent et dont ils savent maîtriser les substances toxiques… Si on protège les batraciens, on protège tout l’écosystème autour des mares. Les chauves-souris ne mangent que des insectes en Europe, dès lors s’il y a beaucoup d’insectes il y aura beaucoup de chauves-souris et l’on pourra dire que la biodiversité est bonne… Recenser, c’est mettre tout cela en lumière.
Même si l’on sent que les choses évoluent, que certaines communes changent leurs pratiques, que le grand public commence à ouvrir les yeux, que la prise en compte de la biodiversité est plus importante, il reste de nombreuses craintes quant à l’avenir… Les pratiques de recensement permettent d’illustrer ces craintes, de visibiliser les enjeux, afin d’alerter nos politiques, mais aussi le grand public. On observe un appauvrissement de la diversité et une banalisation : les mêmes espèces se retrouvent partout et il y a de plus en plus d’espèces exotiques invasives. A Bruxelles comme ailleurs, il est urgent de préserver les espaces naturels contre la pression immobilière. Malheureusement, on sent peu de volonté politique. Cette thématique était presque absente des programmes lors des dernières élections, et le budget annoncé en Wallonie n’est en aucun cas rassurant.
Pourquoi recenser ?
Ces pratiques demandent rigueur et abnégation, et pourtant certaines personnes s’y attellent depuis des années, parfois des décennies. Tous les volontaires avec qui nous avons échangé nous ont parlé de leur attrait pour la nature… De leur admiration et de leur étonnement face à celle-ci.
Pour tous, il y a la passion. La passion pour une espèce qui nous fascine, avec laquelle on a un feeling. Que l’on observe parfois longuement, parfois de loin, à la jumelle. Que l’on trouve belle ou fascinante. Dont on cherche à comprendre les comportements. Que l’on prend en photo. Que l’on trouve précieuse, que l’on veut conserver, protéger. Avec l’idée qu’une espèce qui disparaît, c’est quelque chose de moins que l’on pourra transmettre à nos enfants.
Chez tous, on retrouve une notion de plaisir. Sortir, observer une nature pour laquelle on a un intérêt, souvent depuis tout petit. Les personnes volontaires qui recensent sont souvent des observateurs dans l‘âme, qui joignent l’utile à l’agréable.
Certaines pratiques de recensement nécessitent des connaissances pointues. Mais nul besoin d’être un ou une scientifique pour cela. On peut recenser avec un diplôme d’agronomie, mais aussi en venant d’un milieu professionnel tout autre, sans formation scientifique.
Pour les volontaires qui ont un travail de bureau ou un travail dans lequel il/elles trouvent peu de sens, s’investir pour la nature peut permettre d’agir en cohérence avec ses valeurs. De sortir du lieu de travail et de se connecter à la nature. Cette immersion est un facteur de bien-être : être dans la nature, ça amène de l’équilibre, ça contribue à une bonne santé mentale, surtout quand on habite en ville.
Plusieurs volontaires mettent en avant la dimension d’apprentissage. Apprendre sur le tas, en côtoyant des personnes passionnantes qui ont les mêmes centres d’intérêt que nous (du staff ou d’autres volontaires expérimentés), en échangeant, entre discutant ou en se formant ensemble. On apprend à se connaître, reliés par une passion commune, peu importe d’où l’on vient. On améliore nos connaissances en utilisant un guide de terrain, on fait des recherches, on prend des photos, on progresse… Puis progressivement on devient plus à l’aise, on peut commencer à guider des balades, à transmettre nos connaissances…
Dans le cadre des recensements des oiseaux, il y a aussi la satisfaction de la découverte. Certaines personnes sont des « collectionneurs » ou des « cocheurs ». Faire une “coche”, avoir observé une espèce jamais observée personnellement ou jamais encore répertoriée dans une région, peut amener beaucoup de fierté.
Et puis recenser ouvre aussi des portes, donne accès à des endroits inaccessibles au grand public comme une caserne militaire pour les batraciens, des sites industriels, des clochers d'églises, des grottes pour les chauves-souris… Une bonne manière de découvrir des endroits et de faire des rencontres insolites !
Recenser, une pratique solitaire ?
L’observation et l’immersion dans la nature sont des pratiques plutôt solitaires pour les recensements des oiseaux et des batraciens.
Chacun observe sur une parcelle spécifique ou scrute le ciel dans ses jumelles. Mais la dimension collective est toujours bien présente pour tous les volontaires. On arrive tous ensemble. On travaille ensemble, à des périodes précises, vers un objectif commun.
Pour les oiseaux, les observateurs se retrouvent, échangent. Ils s’informent de ce qu’ils ont vu, se réunissent. L’union fait la force, c’est ensemble, en compilant les observations individuelles, qu’on arrive à un résultat collectif. Pour les batraciens, c’est à plusieurs que l'on couvre une zone étendue, parfois pour une journée complète de recensement. C’est à plusieurs qu’on amasse des données pour faire avancer les connaissances, pour protéger la biodiversité.
Les recensements des chauves-souris sont des moments collectifs grâce à l’évolution des technologies. Il y a quelque chose d'excitant, on travaille ensemble, la nuit, avec un équipement spécifique (sonogramme, Batbox, micro, tablettes) qu’on a parfois construit soi-même… Une séance d’accompagnement à l’identification acoustique aura lieu sous peu chez Plecotus.
Pour qui ?
La plus grande difficulté pour les volontaires est de trouver le temps entre souvent de multiples engagements, la vie familiale, le travail et leur engagement pour la biodiversité...
L’enjeu aujourd’hui, pour les volontaires expérimentés, est de former la relève. De prendre le temps de bien accueillir les nouveaux volontaires, de les former pour qu’ils restent sur du long terme. Beaucoup de personnes viennent, mais ne restent pas…
Si certains recensements demandent des connaissances pointues, d’autres sont tout à fait adéquats pour des personnes débutantes. Les volontaires expérimentés vont alors permettre aux nouvelles personnes venues d’acquérir des connaissances « en faisant », sur le terrain, en échangeant, en observant… Transmettre comme d’autres leur ont transmis précédemment.
Pour faciliter la transmission, des sites où il y a moins d’espèces différentes, facilement reconnaissables, seront privilégiés pour les recenseurs débutant chez Raînne et AVES. Chez Plecotus, les recensements sont des moments très collectifs. Il est donc aisé d’accompagner de nouveaux volontaires.
Natagora propose également de nombreuses formations longues, qui permettent de s’outiller pour mieux connaître la biodiversité qui nous entoure.
L’amnésie écologique et l’importance des recensements
Le concept d’amnésie écologique ou amnésie générationnelle met en lumière l’importance des recensements. Il renvoie au fait que chaque génération va considérer que l’état dans lequel nous connaissons la nature est le point de référence initial. Nous avons donc tendance à normaliser l’état dans lequel nous connaissons la biodiversité, alors que celle-ci est en fait déjà dégradée. Ceci mène à une perte de la mémoire collective des écosystèmes, nous avons tendance à oublier que ceux-ci étaient bien meilleurs dans le passé. Ce phénomène a été étudié et conceptualisé dans les années 1990 par des chercheurs tels que Daniel Pauly et Peter H. Kahn1.
Le fait de faire des études pour suivre l’évolution de cette biodiversité nous permet donc de corriger ce biais pour prendre vraiment conscience de l’ampleur du phénomène. La biodiversité décline à un rythme alarmant ces dernières années. Les activités humaines, telles que les changements d'utilisation des terres, la pollution et le changement climatique en sont la principale cause.
La récolte de données, la publication d’études sont donc cruciales, à l’heure où notre gouvernement s’apprête à prendre des décisions concernant son investissement dans la protection de la biodiversité.
Merci à tous les volontaires, militants de la biodiversité, d’aider Natagora dans ce travail.
Merci à Elisabeth Godding, Patrick Vanden Borre et Sandra Alonzi pour le partage de leurs expériences et de leurs passions pour les espèces qu’ils recensent.
Pour plus d’infos si vous souhaitez soutenir les recensements :
- https://rainne.natagora.be/ - rainne@natagora.be
- https://aves.natagora.be/ - coa@aves.be
- https://plecotus.natagora.be/ - plecotus@natagora.be
- https://volontariat.natagora.be/faq/quels-sont-les-differents-types-de-groupes-de-volontaires/quest-ce-quun-groupe-de-travail-gt
Autrice : Marjorie Kupper